Comment le Sénégalais tue-t-il le temps ?

C’est simple, il commence par massacrer le futur. Demandez à un Sénégalais « quand est ce que le bus arrive ? », la réponse sera de l’ordre de « non, il n’est pas encore arrivé ». Cette ignorance du futur n’est pas feinte, il y a un véritable malaise à se projeter dans une situation où l’on n’est pas et où l’on n’a pas été. Pour autant, il y a tout de même la conscience de ce temps, de ce « plus tard » ; il est des situations dans lesquelles il n’est pas possible de faire autrement que de se projeter dans l’avenir. Mais même dans ces cas-là, le Sénégalais déploie des efforts insoupçonnés afin de contourner le futur, comme si ce temps était interdit. Si bien qu'après cinq mois au Sénégal, il y a encore des Sénégalais que je n’ai jamais entendu employer le futur. Alors que l’un d’entre eux préparait un plat de pâtes, je me fis passer sans difficulté pour un cancre absolu de la cuisine, et lui posait des questions sur ce qu’il faisait dans le but d’obtenir mon futur. L’ayant vu mettre sa casserole sur le feu, je demande « Quand est-ce que tu mettras les pâtes ? ». Très fier du piège que je tendais, j’étais convaincu d’obtenir à ce moment-là le temps convoité. Il n’y a qu’une seule réponse possible à cette question, je le sais, elle est écrite dans la recette : « Je mettrai les pâtes dans l’eau quand elle bouillera ». J’en riais d’avance, je me préparais à savourer doucement cette victoire, à être, enfin, apaisé.

« Si l’eau bout, je mets les pâtes. »

Imparable.

Ne parlons pas de futur donc, mais de probabilité qu’un événement se produise. Les probabilités sont plus ou moins grandes selon les événements. Ceux de la vie quotidienne sont fortement probables, par exemple, en regardant ma montre, s’il est 15 heures je retourne au travail. Mais il n’est que 14 heures, il va donc falloir attendre et tuer le temps.

Autres activités possibles, le sport, principalement du foot ou du basket en début de soirée, la musique et la dance.

A savoir que tuer le temps au fin fond du Sénégal n’est pas chose aisée. La religion dominante de la région étant l’islam, la présence de bar est fortement réduite. Il y a bien des boites de nuits, mais elles sont fermées entre midi et deux. Les cinémas semblent bannis du Sénégal, et les autres sources de divertissement ne se trouvent qu’à Dakar. Alors, pour faire passer les heures, il y a trois formules. Prendre le thé, dormir et parler. La préparation du thé se fait à l’aide de braises, qui mettent déjà un certain temps à se former, puis toute une série de manipulations sont requises qui allongent encore le temps de préparation. Pour gagner encore quelques minutes, il n’y a souvent que deux verres pour une assemblée d’une demi-douzaine de personnes. Chacun attend son tour, et tout le monde se sert deux ou trois fois. Dormir consiste à fermer les yeux allongé sur un lit en rogner installé à l’extérieur, de préférence à l’ombre. Quant à parler…

Les ondes radios contiennent le plus d’exemples savoureux de logorrhées sénégalaises. Les hommes politiques s’y expriment fréquemment, c’est d’ailleurs une des armes préférées de l’opposition. Un des leaders de l’opposition faisait part de son mécontentement de la politique actuelle, et pour s’en justifier, il commença une énumération. A savoir que les règles d’énumération sont légèrement différentes au Sénégal. En français, l’énumération s’arrête à trois éléments : « La France, l’Allemagne, l’Espagne » suffit à faire passer l’idée de l’Europe, par exemple. En sénégalais, il faut tout énumérer. Et c’est très long. Surtout quand l’orateur n'est pas content pour tout un tas de chose. Il commence son interminable discours : « le gouvernement ne fait pas ce qu’il faut, parce que si l’on empêche les avocats de défendre, si l’on empêche les médecins de soigner, si l’on empêche les professeurs d’enseigner… » Il tient cinq minutes comme cela, faisant parfois référence à des événements de l’actualité politique. Ensuite, les arguments deviennent un peu moins forts, mais l’inspiration est toujours là «… si l’on empêche les peintres de peindre, si l’on empêche les chanteurs de chanter, si l’on empêche les danseurs de danser… »  Décidemment, l’orateur n’est pas content, tout le monde y passe, les pécheurs, les chauffeurs, les cuisiniers... Il approche des dix minutes de paroles, un classique en matière d’énumération. Et là vient le drame, en panne complète d’idées, l’orateur parle mais ne sait plus ce qu’il dit « …, si l’on empêche les travailleurs de travailler, et surtout monsieur le président de la république si l’on empêche les chômeurs de chômer, je considère que la politique appliquée n’est pas la bonne ! ». Rien de mieux que de conclure par un lapsus révélateur.

Photos

Un grand merci à Antoine qui a alimenté l'article avec des photos de qualités. Sa maitrise de l'appareil et son doigté lui permettraient surement de faire de la TV.

Comments

[Aude]

Attends, le paragraphe sur les ondes radio et l’énumération, c'est du copier-coller d'un de tes précédents articles non?

[Blacjac]

C'est possible, j ai écrit l article il y a quelques mois déjà, je ne l ai pas publié faute de photos. Entre temps j ai pu prendre une partie de cet article pour en alimenter un autre. Cela dit, j ai feuilleté rapidement l intégralité du blog je n ai pas trouvé de copie du passage en question. Si tu trouves tu peux me l indiquer stp?